i-weather.org, vue de la salle / Photo : Marc Domage / Tutti

Philippe Rahm

Architecture invisible

sam 12 mars – dim 15 mai 2005

À l’invitation du CCS, l’architecte lausannois Philippe Rahm conçoit une exposition présentant ses travaux et les projets de 5 agences d’architectures ayant en commun la notion d’architectures invisibles. L’exposition met en exergue les éléments de l’architecture qui ne se voient pas, mais qui en font partie intégrante comme la maîtrise des fluides, de la lumière ou de l’air. Tous ces éléments modifient la réalité de notre environnement ambiant au-delà des constructions elles-mêmes et en ce sens, transforment la perception que l’homme a de sa temporalité. L’exposition ne souhaite pas présenter l’architecture dans sa définition monumentale mais de mettre en lumière ses composantes invisibles qui ont une influence directe sur l’homme.

Deux importantes mutations de ce début du XXIe siècle, à savoir la globalisation et le dérèglement climatique, engendrent aujourd’hui une transformation en profondeur de la notion d’espace et de temps. Ce n’est plus en termes de jour et de nuit, de local et de lointain, de chaud ou de froid, de clair ou d’obscur, que se définit aujourd’hui l’espace architectural mais plutôt dans une sorte de continuum climatique global et permanent. Partout, la lumière est la même, la température est moyenne et le taux d’humidité reste constant. L’architecture se déploie dans un espace dorénavant universel, projetant sans discontinuité un éternel présent, continu, invariable, partout pareil, toujours là. Le continuum crée une spatialité et un temps au-delà des cycles biologiques, sans sommeil, sans saison, en dehors des rythmes astronomiques et climatiques, sans nuit ni hiver, sans pluie ni froidure. L’information est instantanée, les connexions simultanées, le réseau de communications est global, sans interruption. Ici et maintenant, mais aussi là-bas et demain, toutes les variables météorologiques ont été stabilisées sur une moyenne partagée de confort. Quelque part autour de 21°C, à un taux d’humidité relative de 50%, à une intensité lumineuse de 2000 lux, comme un beau jour de printemps à Paris que l’on aurait décidé de répéter à l’infini, dans le monde entier. C’est un 15 mai, par exemple, à midi, parce que ce jour est habituellement celui où l’on éteint le chauffage central des immeubles, jusqu’à l’automne. Le continuum climatique est planétaire aujourd’hui, un air conditionné mondial établissant, partout et tout le temps, la même température, la même intensité lumineuse, qui se déploient sans discontinuité entre les logements, les transports, les bureaux et les supermarchés, les aéroports, les avions et les autres villes, de part et d’autre de la Terre, jour et nuit, été comme hiver. Sans discontinuité de Paris à Lausanne, de Melbourne à San Francisco, de Kitakyushu à Madrid, un même jour de printemps se répète pour l’éternité, que l’on parcourt en chemise, hiver comme été, de jour comme de nuit, sur la terre entière. C’est le printemps perpétuel de la mythique Ogygie, l’île de Calypso, c’est le climat doux et invariant de San Diego que l’on a aujourd’hui étendu au reste du monde. Un équinoxe perpétuel, une journée sans nuit.

Pourtant, dans cette climatisation généralisée, aucune architecture n’a encore été réellement définie. Le Continuum est une simple ingénierie dont l’unique inflexion aujourd’hui est celle du développement durable et de son coût. Face à l’épuisement des ressources et au réchauffement planétaire, HQE en Europe ou Minergie en Suisse, constituent les normes en devenir du continuum auxquels les architectes et urbanistes devront bientôt se soumettre avant de les avoir questionnés. Il relève aussi des inégalités économiques et sociales, délaissant les espaces publics au profit des espaces privés ou commerciaux. Le continuum établit une géographie inégale entre le Sud et le Nord, le centre et la périphérie, où le rafraîchissement d’un espace se fait à la condition du réchauffement d’un autre.

Espace
L’une des premières missions de l’architecture et de l’urbanisme est de dérégler localement les climats naturels pour les rendre habitables, en créant de l’ombre, des lieux sans pluie ni vent, plus chauds ou plus secs, plus lumineux ou plus sombres. Mais c’est avec la modernité que le phénomène a pris une ampleur globale. Les villes, d’abord avec le gaz au milieu de 19e siècle, puis avec l’électricité au 20e siècle sont devenues des lieux extraits des rythmes journaliers naturels, des environnements artificiels où les cycles d’activité jour/nuit sont maintenus uniquement par convenance. Cela a commencé lorsque l’on a faussé l’alternance jour/nuit, en sortant les villes de l’obscurité grâce à l’éclairage public, vers 1850. L’éclairage électrique des maisons relève d’un détournement géographique, qui prend ici la forme d’une perturbation astronomique, en créant le jour la nuit, l’aube à minuit, le jour continu, une interminable après-midi où le crépuscule ne vient pas. On a supprimé l’hiver en introduisant le chauffage central durant la première moitié du 20e siècle. Et c’est aujourd’hui l’été que l’on réduit par la climatisation, permettant d’établir tout au long de l’année une même saison à température égale, quelque part autour de 21°. Dans ces déplacements, à travers le chauffage et l’éclairage, il s’agit d’être dans ce que Heidegger dénonçait comme une provocation, celle de la technique moderne qui extrait l’homme de ses conditions naturelles climatiques, géographiques, temporelles et astronomiques. Avec la modernité puis la globalisation, projeter le climat est devenu l’une des raisons principales du surgissement de la forme architecturale. Faisant de la nuit le jour, de l’hiver un printemps, l’espace architectural et urbain flotte aujourd’hui hors des rythmes astronomiques : un redressement artificiel de l’axe de la terre, un arrêt du mouvement de rotation de la terre sur un midi de mai. Le chauffage des maisons en hiver provoque des déplacements géographiques ponctuels, comme de multiples petits glissements domestiques de latitude, en temps réel. En franchissant la porte de la maison, le 8 janvier 2004 à Lausanne, nous passons, en une foulée, du zéro degré des montagnes suisses aux 18 degrés du sud de l’Espagne. Rentrer dans la maison équivaut alors à un glissement sur le globe du nord au sud, de 46 degrés de latitude nord à 37 degrés de latitude nord. C’est un voyage immobile dans l’espace, une contraction spatiale localisée.

Dans cette homogénéité climatique éternelle, l’architecture est aujourd’hui l’instrument qui permet d’articuler ce continuum, d’y créer des failles, des ruptures, du brouillard. Enfler ponctuellement ou momentanément certains climats, naturaliser un contexte ou au contraire le distancier encore plus, créer des moments, générer des météorologies, projeter des saisons et des temps, spatialiser des fonctions, raccourcir les distances ou au contraire les amplifier, diminuer les longueurs du jour ou créer une nuit sans fin, ici et là, hors du temps et de l’espace. Ce que la globalisation et Internet font disparaître, au-delà des saisons, ce sont également les distances. Le voyage est instantané, d’un climat à un autre, d’une localisation géographique à une autre. C’est le nord de l’Afrique que l’on retrouve en temps réel quand on ouvre la porte de sa maison en hiver en Vendée, c’est la lumière matinale de Melbourne que l’on fait venir instantanément dans son appartement parisien lorsque l’on enclenche la lumière électrique à minuit.

Temps
Mais c’est peut-être aussi un voyage dans le temps, un déplacement immobile, au travers la journée, les saisons. Revenir en arrière, de l’hiver à l’été, Travailler par dérèglement climatique, par désynchronisation, faire surgir et modifier la forme par décalage saisonnier, projeter par thermopériodisme, par dormance ou vernalisation.  Revenir en arrière de quelques heures, de quelques mois, d’une saison, regagner ce moment de confort que l’on a perdu avec l’avancement dans l’année, revenir de l’hiver à l’automne, du soir à l’après-midi. Le continuum n’est plus le climat naturel en temps réel mais en différé. La saison s’étire, la journée se prolonge, été indien, nuit américaine, hiver tahitien, « magic hour ». On allume une lampe à minuit convoquant brutalement la lumière de la fin d’après-midi, on met en marche le chauffage en se projetant dans le printemps prochain. Mais il y a également cette solidification du temps par l’architecture : inorganique, sans mouvement, sans évolution, fixé de façon définitive dans le temps de sa construction et de ses matériaux. L’architecture est liée de façon atavique au patrimoine, espace de mémoire physique et constructive mais aussi collective et personnelle : des formes et des matières que l’on extrait de leur cours naturel et du temps, qui n’évolueront plus. C’est la chambre de Nietzsche à Sils-Maria, toujours pareille chaque été, cet éternel retour au même, comme un temps solidifié, fait d’objet sans mouvement, de matériau sans devenir. C’est un rayonnement lumineux qui revient des années 60, une table en bois qui fixe en elle le gaz carbonique du 19e siècle. C’est peut-être une forme climatique de la relation au Temps, à l’Histoire.

Philippe Rahm

sam 12 mars – dim 15 mai 2005